pour que la déficience intellectuelle ne soit pas un handicap

Introduction

La justice sociale, selon John Rawls, doit être fondée sur la notion de « justice comme équité ». Un accès égal aux biens premiers en constitue un élément clé. Sa Théorie de la justice met l’accent sur les règles qui gouvernent les choix collectifs plutôt que sur la mesure du bien-être des individus (Maric, 1996).

D’après Amartya Sen, Prix Nobel d’Économie en 1998, la seule mise à disposition des ressources ne garantit pas que tous y aient accès. Il prend comme exemple la situation d’une personne handicapée qui aurait moins la possibilité de se servir des ressources mises à sa disposition qu’une personne dite valide.

Rawls le reconnait et le justifie par le fait que le problème fondamental de la justice sociale concerne des participants actifs, membres de la société à part entière, qui s’associent directement ou indirectement tout au long de la vie. Il met donc de côté les situations concernant ceux qui n’en font pas partie. Le raisonnement en est que si l’on peut élaborer une théorie pour le cas fondamental, on peut essayer de l’étendre à d’autres cas ultérieurement. En effet, si la théorie ne marche déjà pas pour le cas fondamental, ce n’est pas une théorie valable (Rawls, 1980).

Sen, pour sa part, propose un concept de justice plus large, l’Approche par les capabilités, basée sur l’évaluation des opportunités réelles des individus, ce que la personne peut réellement faire ou être. La justice dans ce contexte n’est pas évaluée en termes de ressources ou de biens premiers auxquels les personnes ont accès. Elle l’est en termes des libertés dont jouissent réellement les individus pour choisir entre différents modes de vie qu’elles ont des raisons de valoriser.

L’approche par les capabilités, a été élaborée par Amartya Sen, pour étudier, entre autres, la pauvreté, le bien-être individuel et le développement. Dans la mesure où il s’agit d’un cadre et non d’une théorie, elle peut être appliquée à des domaines divers, dont le handicap.

Capabilités et fonctionnements

L’Approche par les capabilités s’appuie sur deux affirmations normatives : premièrement, que la liberté de rechercher le bien-être est d’une importance morale capitale et, deuxièmement, que ce bien-être doit être mesuré en termes des libertés qu’a la personne de faire et d’être (Robeyns, 2016).

Les concepts fondamentaux de l’approche par les capabilités sont les fonctionnements, les capabilités et la liberté de choix. Les fonctionnements sont les actions (voyager, voter, jouer, etc.) et les états (être nourri, être en bonne santé, etc.) auxquels la personne attache de la valeur. Les capabilités sont ce qu’une personne est réellement libre d’être ou de faire. Le terme recouvre aussi bien les notions d’« être capable », que d’« avoir la possibilité de ».

L’opportunité de choisir et d’agir et la liberté qui est inhérente aux capabilités les distinguent des capacités, synonymes d’aptitudes. Les capabilités représentent donc les opportunités de choisir et d’agir, les fonctionnements représentent les réalisations effectives. Ce sont les résultats de la mise en œuvre des capabilités. L’ensemble des fonctionnements d’une personne définissent sa vie.

Il est important de faire la distinction entre capabilités, d’une part, et biens premiers et d’autres ressources, d’autre part.  En effet, une personne handicapée pourrait avoir plus de biens premiers qu’une personne dite valide, mais moins de capabilités.

Il faut également distinguer capabilités et vies réellement choisies. Deux personnes avec les mêmes capabilités pourraient avoir des vies radicalement différentes, ayant fait des choix différents en termes de capabilités transformées en fonctionnements (Sen, 1990).

La liberté de choix

La liberté de choix tient une place importante dans la pensée de Sen. Le développement humain, dans la pensée de Sen, d’ailleurs, se traduit par l’accroissement de la liberté de choix et des capabilités. D’après lui, la liberté positive de pouvoir choisir est un fonctionnement important en soi. La liberté « positive » se concentre sur ce qu’une personne peut choisir de faire ou d’accomplir. La liberté « négative », quant à elle, concerne l’absence de restrictions exercées sur les individus (Sen, 1988).

La liberté a une importance instrumentale en tant que moyen d’atteindre d’autres objectifs. Par exemple, le niveau de vie dont nous pouvons jouir dépend, au moins en partie, de la liberté que nous avons de choisir un ensemble de biens plutôt qu’un autre. Quelle que soit la manière dont nous définissons son contenu exact, la liberté tient un rôle important dans la réalisation de ce qui nous tient à cœur.

Capabilités centrales

Amartya Sen n’a jamais voulu proposer un ensemble de capabilités qui constitueraient une société juste. Il estime qu’il est du ressort des personnes concernées de définir leur propre liste de capabilités à viser.

Martha Nussbaum (Nussbaum, 2012) propose, pour sa part, une liste spécifique de Capabilités Humaines Centrales en tant que référence, aussi bien pour des mesures de qualité de vie comparatives que pour formuler des principes politiques de base. Cette liste répond à la question : « Qu’est-ce qu’une vie humainement digne exige ? ».

Nussbaum identifie des capabilités qui représentent le seuil minimum absolu. Elles recouvrent les dix domaines suivants : la vie ; la santé du corps ; l’intégrité du corps ; les sens, l’imagination et la pensée ; les émotions ; la raison pratique ; l’affiliation ; les autres espèces ; le jeu ; et le contrôle sur son environnement. (Capabilités détaillées dans le chapitre III.4 – L’Approche par les capabilités).

L’intérêt principal d’une telle liste est de fournir des pistes de réflexion et un cadre pour structurer sa démarche et lui donner de la cohérence.

Facteurs de conversion

Nous avons vu que l’existence des moyens n’est pas, en soi, un indicateur de bien-être. Les gens diffèrent dans leur capacité à transformer des moyens en opportunités (capabilités) ou en réalisations (fonctionnements). Ces capacités, dans le cadre de l’approche par les capabilités, se traduisent par « facteurs de conversion ». Le facteur de conversion traduit le degré auquel la personne peut transformer une ressource en fonctionnement.

L’intérêt des biens et des services, d’ailleurs, dépend de l’utilisation que l’on peut en faire. On s’intéresse à un vélo, par exemple, non pas en tant qu’objet, mais parce qu’il nous permet d’aller là où l’on veut, plus vite qu’à pied. Une personne valide, à qui on a appris étant enfant à faire du vélo, a un facteur de conversion élevé, lui permettant de transformer le vélo en moyen de déplacement efficace. A contrario, une personne ayant une déficience moteur ou quelqu’un à qui on n’a jamais appris à faire du vélo aura un facteur de conversion très faible (Robeyns, 2011).

La relation entre un bien et des fonctionnements est influencée par trois groupes de facteurs de conversion :

Premièrement, des facteurs de conversion personnels (p.ex. le métabolisme, l’état physique, le sexe, l’intelligence) : si la personne est handicapée moteur, en mauvais état physique, ou n’a jamais appris à faire du vélo, alors ce vélo n’aura qu’un intérêt limité en tant que moyen de déplacement.

Deuxièmement, des facteurs de conversion sociaux (p.ex. la politique, les normes sociales, les pratiques discriminatoires) : si la culture dominante dans la société impose une norme sociale ou légale qui interdit aux femmes de faire du vélo sans être accompagné par un parent male, il leur devient difficile, voire impossible, de se servir de ce bien pour atteindre le fonctionnement voulu.

Et, troisièmement, des facteurs de conversion environnementaux (p.ex. le climat, la situation géographique, l’environnement bâti) : l’absence de routes pavées qui ne facilite pas l’utilisation de vélos (Robeyns, 2011).

La diversité humaine

Évaluer la justice sociale sur la base d’un accès égal aux biens primaires, ce que préconise Rawls, implique effectivement l’égalité entre les personnes, mais suppose, par la même occasion, qu’elles sont similaires et ont les mêmes besoins et attentes. Or, nous avons vu que ce n’est pas le cas.

D’après Sen, le critère ultime de comparaisons interpersonnelles doit être les capabilités de chacun. Il fait une distinction importante entre moyens et fins et ne recommande pas de fournir les mêmes biens de base à tout le monde, mais plutôt de prendre en compte la diversité humaine autant que possible. Les biens premiers, selon Sen, sont des moyens de liberté, alors que les capabilités sont les libertés mêmes (Sen, 2003).

La diversité humaine est une caractéristique essentielle de l’approche par les capabilités et, de fait, une motivation essentielle pour l’avoir développée en premier lieu. L’approche par les capabilités tient compte de la diversité humaine d’au moins deux manières.

Premièrement, en mettant l’accent sur la pluralité des fonctionnements et des capabilités en tant qu’espaces d’évaluation. En incluant un large éventail de dimensions dans la conceptualisation du bien-être, l’approche élargit ce que l’on appelle la « base informationnelle » des évaluations, et inclut ainsi certaines dimensions qui peuvent être particulièrement importantes pour certains groupes mais moins pour d’autres (Robeyns 2003, 2006a).

Deuxièmement, la diversité humaine est soulignée dans l’approche par les capacités par l’accent explicite mis sur les facteurs de conversion personnels et socio-environnementaux qui rendent possible la conversion des biens et autres ressources en fonctionnements.

Chaque individu possède un profil unique de facteurs de conversion, dont certains sont liés au corps, tandis que d’autres sont partagés par toutes les personnes de sa communauté, et d’autres encore sont partagés par les personnes ayant les mêmes caractéristiques sociales (par exemple, les mêmes caractéristiques de sexe, de classe, de caste, d’âge ou de race). Elle tient compte, en effet, des contextes sociaux, institutionnels et environnementaux qui affectent directement les facteurs de conversion et l’ensemble des capabilités. La diversité humaine n’est pas une complication secondaire ; c’est un aspect fondamental de notre intérêt pour l’égalité (Robeyns, 2017).

Quel intérêt pour le handicap ?

L’approche par les capabilités nous permet un autre regard sur le handicap et l’accompagnement, en phase avec l’inclusion sociale. Elle fournit un cadre global et cohérent qui permet de structurer l’accompagnement et la protection des personnes handicapées à plusieurs niveaux.

Le handicap

Le handicap est défini comme une restriction de la participation. Ceci signifie que la personne a des difficultés à être et à faire seule, des choses qui sont, par ailleurs, à la portée des personnes dites valides. Dans le contexte de l’approche par les capabilités, ce que l’on fait ou ce que l’on choisit d’être sont des fonctionnements, autrement dit la conversion de nos capabilités en réalisations.

On pourrait donc dire que la restriction de la participation correspond à des capabilités manquantes ou insuffisamment développées, ce qui amène certains chercheurs à parler du handicap (disability, en anglais) comme une « dis-capability ».

D’ailleurs, sur un plan plus général, élargir les vies étriquées dans lesquelles la majorité de l’humanité se trouve emprisonnée par la force des circonstances est, selon Sen, le principal défi du développement humain dans le monde contemporain (Sen, 2003).

L’accompagnement

La recherche du bien-être est une valeur importante dans le contexte de l’approche par les capabilités. Pouvoir mener la vie que nous avons des raisons de valoriser en fait partie. Les personnes handicapées doivent donc également pouvoir vivre la vie de leur choix. Les aider à y arriver constituerait donc un objectif de l’accompagnement.

Autonomie et accessibilité

Vivre la vie de son choix nécessite un certain degré d’autonomie. La personne doit être capable de réaliser les différentes tâches nécessaires pour mener cette vie, seule de préférence et avec des aides techniques, le cas échéant. Ces tâches constituent autant de fonctionnements qui, pris collectivement, constituent la vie de la personne.

Ne pas être autonome dans la réalisation d’une tâche implique une défaillance au niveau des facteurs de conversion : personnels, sociaux, environnementaux. Il faut donc développer des solutions pour la compenser.

Ce qui est nécessaire à l’autonomie l’est également pour l’accessibilité. Il s’agit de mettre en place des dispositifs pour compenser les facteurs de conversion défaillants qui empêchent une catégorie de personnes de convertir des biens ou des services en fonctionnements. Cette approche est à la base d’une méthodologie de développement de ressources qui sera vue plus loin.

Politiques publiques

Les politiques sociales ne s’intéressent aux individus qu’indirectement, en tant que membres d’une catégorie de la population. Par conséquent, et sans doute dans un souci d’égalité, la législation et les mesures touchent toute la population concernée de manière uniforme. Or les personnes ont des attentes et des besoins différents, notamment les personnes handicapées. Ceci nécessite une politique plus individualisée.

L’approche par les capabilités le permet par sa prise en compte de la diversité humaine et l’accent qu’elle met sur le bien-être individuel. Elle le fait par la prise en compte d’une pluralité de fonctionnements et de capabilités en tant qu’espace d’évaluation ; par l’accent explicite mis sur les facteurs personnels et socio-environnementaux de conversion des produits en fonctionnements ; et par l’accent mis sur l’ensemble du contexte social et institutionnel qui affecte directement les facteurs de conversion et l’ensemble des capacités (Robeyns, 2015).

Il s’agirait donc de proposer des mesures qui permettent à la personne de vivre la vie de son choix à travers le développement des capabilités de manière individualisée et la compensation des facteurs de conversion personnels défaillants.

Sur le plan collectif, il s’agirait de mettre à disposition des personnes les biens et les services dont elles ont besoin, les biens premiers de Rawls, et d’enlever les obstacles sociaux (de discrimination) et environnementaux (dispositifs d’accessibilité) qui empêchent la conversion de capabilités en fonctionnements.

Conclusion

L’approche par les capabilités est utile dans l’accompagnement des personnes handicapées à plusieurs niveaux, comme nous venons de voir. En s’agissant justement d’approche et non de théorie, elle peut s’appliquer, de manière souple, à des contextes très divers et à des niveaux multiples. Son apport principal réside dans l’affirmation que « l’objectif de la justice […] doit être l’élargissement des libertés dont jouissent des personnes défavorisées pour réaliser des actes et des états qu’elles ont des raisons de valoriser » (Alkire, 2005 in Deneulin).

Cette approche est bien adaptée à la protection et à l’accompagnement des personnes handicapées, notamment dans le cadre de l’inclusion sociale, en considérant comme un élément majeur du bien-être la possibilité de mener la vie que l’on a des raisons de valoriser.