L’Approche par les capabilités affirme que la recherche du bien-être constitue une valeur morale capitale et que pouvoir vivre le genre de vie que nous avons des raisons de valoriser en est un élément essentiel. Les personnes handicapées devraient donc avoir le droit de pouvoir mener la vie de leur choix autant que possible. La législation va dans ce sens en préconisant la participation sociale, ce qui implique l’inclusion sociale, généralement comprise comme étant la vie en société.
Toutefois, si le choix dépend de la personne handicapée, elle devrait pouvoir mener cette vie en milieu protégé, en milieu ordinaire, ou dans une combinaison des deux. (Le milieu protégé recouvre les établissements spécialisés et les lieux externes d’activités encadrées par les professionnels du médico-social. On pourrait étendre la notion pour inclure la personne handicapée qui vit chez ses parents et qui a besoin d’eux pour accomplir des tâches de la vie quotidienne. Le milieu ordinaire est ce qui est en dehors du milieu protégé, autrement dit, en société.)
L’inclusion sociale n’est toutefois pas un objectif facile à atteindre. Le passage du milieu protégé au milieu ordinaire n’est pas anodin, les deux n’étant pas régis par les mêmes règles sociales. Il ne s’agit donc pas d’un simple déplacement géographique, mais d’un changement d’univers qui met en jeu les identités mêmes des personnes concernées.
En effet, les identités qui ont cours en milieu protégé telles que personne accueillie, usager, bénéficiaire, voire « personne », ne sont pas connues, ni reconnues, en milieu ordinaire. Par ailleurs, l’identité « personne handicapée », connue de tous, n’est ni valorisante ni opérante. Pour « exister » en milieu ordinaire, la personne avec déficience intellectuelle doit donc assumer des identités qui y sont reconnues.
Dans nos vies quotidiennes, nous nous voyons faisant partie de communautés diverses. Cette conscience d’appartenir à des catégories sociales, ou à des groupes, est à l’origine de nos identités sociales (Stets and Burke, 2000). Tajfel (1974) définit l’identité sociale comme la partie du concept de soi d’un individu qui découle de la connaissance de son appartenance à un groupe social (ou à des groupes sociaux) et de la signification émotionnelle attachée à cette appartenance.
Le précepte central de cette approche est que le sentiment d’appartenance à un groupe est en grande partie un état psychologique qui est tout à fait distinct de celui d’être un individu unique et séparé. Il confère une identité sociale ou une représentation partagée/collective de ce que l’on est et de la façon dont on doit se comporter (Hogg et Abrams, 1988).
L’identité sociale « exprimée » dépend des contextes et des personnes concernées. Ainsi, lorsque « j’engage une conversation », il pourrait s’agir de mon identité « parent » qui est mise en jeu quand je parle à mon enfant ; l’identité « client » quand je discute avec un vendeur ; « collègue » ou « collaborateur » au travail, selon mon interlocuteur ; « voyageur » vis-à-vis du « contrôleur » dans le train, etc. Par ailleurs, dans une réunion de parents d’élèves, la même personne pourrait être « enseignante » lorsqu’elle reçoit des parents et « parent » lorsqu’elle rencontre les autres enseignants de son enfant, élève dans sa classe.
On peut également aborder la notion d’identité du point de vue des rôles sociaux. Dans la théorie de l’identité, la catégorisation du soi comme occupant d’un rôle constitue le cœur de l’identité. Elle va de pair avec l’incorporation, dans le soi, des significations et des attentes associées à ce rôle et à sa performance. Ces attentes et ces significations forment un ensemble de normes qui guident le comportement de la personne (Stets and Burke, 2000). « Préparer un repas » et « conduire l’enfant à l’école » font partie des comportements que l’on pourrait attendre de l’identité sociale « parent ».
Dans toute société complexe, l’individu est confronté dès le début de sa vie à un réseau complexe de groupements qui lui présente un réseau de relations dans lequel il doit s’insérer. L’un des problèmes les plus importants et les plus durables posé à l’individu pour son insertion dans la société est de trouver, de créer et de définir sa place dans ces réseaux (Tajfel, 1974).
Selon les sociétés, ces places sont soit attribuées, soit choisies ou gagnées. Pour Claude Dubar, ceci correspond à deux formes identitaires distinctes, les formes identitaires communautaires et les formes identitaires sociétaires (Dubar, 2010).
Les formes identitaires selon Dubar sont des modes de reconnaissance qui font sens dans un espace social donné. « L’identité », selon lui, en est une expression spécifique (Dubar, 2015).
Les formes identitaires communautaires, les plus anciennes, supposent la croyance dans l’existence de groupements appelés « communautés », considérés comme des systèmes de places et de noms pré-assignés aux individus. Dans cette perspective, chaque individu a une appartenance considérée comme principale en tant que membre de sa « communauté » et une position singulière en tant qu’occupant.
Les formes identitaires sociétaires, plus récentes, supposent l’existence de collectifs multiples, variables, éphémères, auxquels les individus adhèrent pour des périodes limitées et qui leur fournissent des ressources d’identification qu’ils gèrent de manière diverse et provisoire. Dans cette perspective, chacun possède de multiples appartenances qui peuvent changer au cours d’une vie.
Sans qu’il y ait un recouvrement parfait et bien que ces deux formes ne soient pas tout à fait exclusives, les formes identitaires du milieu protégé correspondent davantage aux formes communautaires qu’aux formes sociétaires.
Il ne suffit pas, toutefois, de simplement s’attribuer une identité sociale pour l’avoir, encore faut-il que d’autres la reconnaissent en vous. En effet, nos identités sociales ont deux composants, « l’identité pour soi » et « l’identité pour autrui ». « L’identité pour soi » renvoie à l’image que l’on se construit de soi-même. « L’identité pour autrui » est une construction de l’image que l’on veut renvoyer aux autres ; elle s’élabore toujours par rapport à autrui, dans l’interaction, en relation avec l’image que les autres nous renvoient, c’est une reconnaissance des autres (Paugam 2010).
La forme identitaire « identité pour soi » est un processus « biographique ». Elle peut se définir comme une construction dans le temps d’identités sociales et professionnelles par les individus. Ces identités, considérées à la fois comme étant accessibles et valorisantes, sont puisées dans des catégories offertes par les institutions (famille, école, marché du travail, entreprise…).
La forme identitaire « identité pour autrui », quant à elle, est un processus relationnel et concerne la reconnaissance des identités proposées et exprimés par les individus (des identités pour soi). Ces identités sont associées aux savoirs, compétences et images de soi et sont reconnues à un moment donné, au sein d’un espace déterminé de légitimation et dans les systèmes d’action. Un système d’action est une « configuration concrète d’acteurs reliés par des relations de pouvoir » (Crozier et Friedberg, 1977). Le terme « pouvoir » dans ce contexte s’agit d’influence et non de domination, de capacité à exercer des responsabilités et à manipuler des zones d’incertitude et non d’imposition de règles du jeu et de violences symboliques (Dubar, 2015).
L’identité pour soi et l’identité pour autrui sont intimement liées. L’identité pour autrui est celle que les autres confèrent à l’individu. L’identité pour soi est fortement influencée par les identités pour autrui. Des deux, l’identité pour autrui est celle qui détient plus de poids.
Dans Politics of recognition, Charles Taylor (1997) soutien la thèse selon laquelle notre identité est en partie formée par la reconnaissance ou son absence, souvent par la mé-reconnaissance des autres. Par conséquent, le renvoi d’une image réductrice, dégradante ou méprisante par des personnes ou la société, peut causer de vrais dégâts chez un individu ou à un groupe d’individus. Il peut infliger du tort et peut être une forme d’oppression, enfermant quelqu’un dans un mode d’existence faux, déformé et réducteur.
D’où l’importance du regard porté sur les personnes handicapées, notamment par leurs proches, et l’impact, positif ou négatif, qu’il pourrait avoir sur eux.
Les différentes situations de participation sociale du quotidien mettent en jeu différentes identités sociales, issues des identités plurielles de la personne. Nous possédons tous, en effet, des identités multiples. Amartya Sen nous rappelle qu’une même personne peut être, sans aucune contradiction, citoyenne norvégienne, d’ascendance bangladaise, musulmane, socialiste, femme, végétarienne, médecin, poète, etc. (Sen 2008).
Reconnaître une personne c’est la reconnaître dans toutes ses dimensions. Exclure une ou plusieurs de ses identités consiste à occulter les différences et les richesses qui pourraient y exister. D’après Amartya Sen (Sen 2007), réduire quelqu’un à une seule de ses identités est un acte de violence qui engendre de la violence. Se référer à des personnes avec déficience intellectuelle par cette identité seule serait donc un acte de violence d’après Sen, symbolique certes, mais réel. Multiplier les identités par lesquelles la personne avec déficience intellectuelle est connue éliminerait cette notion de « violence » et ouvrirait le champ des relations que la personne pourrait nouer avec des groupes différents.
Les identités plurielles pourraient également protéger le bien-être psychologique de la personne. La plupart des travaux sur l’identité sociale et la stigmatisation se concentrent, généralement, sur l’identité stigmatisée seule. Si les personnes peuvent également être définies par des identités autres que celle qui est stigmatisée, elles auront la possibilité de se voir dans une identité plus valorisée. Par ailleurs, les stigmates étant des constructions sociales, certaines identités peuvent être stigmatisées dans un contexte social mais pas dans un autre. Ainsi, les individus peuvent mettre l’accent sur des identités valorisées dans le contexte en question en minimisant les autres (Shih, 2004).
Les identités alternatives fournissent ainsi des moyens pour se protéger de la stigmatisation et éviter les conséquences négatives associées à une identité en se concentrant sur une autre, ce qui facilite, par la même occasion, l’inclusion sociale.
Outre le bien-être psychologique, le choix d’identité peut influencer la performance. Bien que cela ne corresponde pas à la réalité, le stéréotype de la femme la dépeint comme n’étant pas bonne en mathématiques. Dans le cadre d’une étude sur l’impact des stéréotypes, des femmes américaines d’origine asiatique ont obtenu de moins bons résultats à un test de mathématiques lorsque leur identité féminine a été mise en évidence, que lorsque qu’il s’agissait de leur identité asiatique, une identité associée avec du talent en mathématiques (Shih, 2004).
Le développement d’identités plurielles chez la personne avec déficience intellectuelle fournit donc plusieurs vecteurs pour améliorer son bien-être et son inclusion sociale.
Nous avons vu que l’intégration d’une personne à un groupe dépend de ses identités sociales. Cette appartenance lui est indispensable car elle répond aux besoins vitaux de protection et de reconnaissance sociale. Or, les formes identitaires du milieu protégé sont différentes de celles du milieu ordinaire, créant ainsi des obstacles à cette appartenance. Réussir l’inclusion sociale de la personne nécessite donc le développement d’identités sociales valorisantes, reconnues par la société, et dont la personne avec déficience intellectuelle a besoin pour vivre la vie de son choix.